samedi 20 novembre 2010

Destins croisés

Entre la revue Le Marquoir et mon blog, c'est le chassé-croisé permanent. Soit c'est moi qui publie avec quelques mois de décalage les textes écrits pour cette revue. Soit, c'est le Marquoir que publie mes anciennes nouvelles. Ainsi depuis le numéro 71, Le fil d'Ariane est proposé en épisodes. Voilà qui devrait ravir celles qui préfèrent lire sur du papier.

Le texte ci-dessous a été publié au printemps 2010.
Inspirée par les histoires de la comtesse de Ségur et les récits de Colette sur son enfance sauvage, je voulais raconter l'amitié de deux petites filles à travers la broderie.
J'aime beaucoup les petits rouges qui illustraient l'article.


Adèle et Blanche

ou l'apprentissage du point de croix


Chaque année, dès que venait l’été, notre grande demeure campagnarde s’animait. C’était le temps des visites mondaines qui dérangeaient mes activités de petite fille turbulente. Ma tante parisienne s’installait chez nous pour quelques mois, en compagnie de mes cousines. Le piano résonnait lors d’interminables soirées musicales où le sommeil me gagnait si souvent. Les après-midi consacrés aux travaux d’aiguille me rendaient nerveuse. Je haïssais ces heures interminables dans le boudoir étouffant de ma mère. C’était pire qu’au pensionnat.

- Adèle, votre ouvrage n’avance guère !

- C’est qu’il fait si chaud, ma mère…

- Je crois surtout que vous avez coupé une aiguillée de paresseuse…

Sans doute avait-elle raison. Mes cousines me toisaient du regard. Evidemment qu’elles brodaient mieux que quiconque. Moi, dès que je pouvais, j’allais courir dans les bois. Elles, leur seule occupation étaient de tirer l’aiguille dans un appartement surchargé de tentures. Elles brodaient en attendant celui qui les changerait de lieu de captivité. Je rêvais de liberté et une rage folle me prenait parfois.

- Adèle, à quoi pensez-vous, demandait ma mère, vous allez casser votre fil ou tordre votre aiguille.

- Ou faire un trou dans la toile, rajoutait une des mes secourables cousines.

Pourtant, je les aimais bien, les filles de ma tante. Avec leur teint de porcelaine, leurs jolies dentelles et leur façon de sourire comme si elles s’excusaient d’exister.

Marguerite était la plus âgée. Elle avait terminé cette année son grand marquoir que toute la famille se devait d’admirer comme il se doit.

- Comme les lettres sont bien formées ! Et l’arrière si soignée.

Sa sœur Juliette, d’un an sa cadette, était déjà bien douée elle aussi. Elle avait une volonté incroyable. Comme si elle voulait dépasser sa sœur et lui voler le prince charmant qui serait, à coup sûr, conquis par tant de finesse.

J’avais soif d’aventures dans les bois, de rencontres mystérieuses et sauvages. Hélas, il n’y avait aucun elfe ou lutin par ici. Pas même un garçon. Ma seule amie était Blanche, la fille de la lingère. Je la retrouvais souvent dans l’antichambre encombré de linge à empeser ou à rapiécer. Elle avait presque toujours une aiguille de fil blanc à la main car elle aimait aider sa mère. Le raccommodage était sa principale distraction. La broderie des pauvres gens… Elle prenait tant de plaisir à soigner ses reprises que j’avais honte d’avoir massacré une fois de plus, la toile sur mon tambour. Si seulement, j’avais pu lui laisser mon ouvrage en cachette. Comme elle aurait été ravie de former de belles croix avec des fils de soie ! Parfois, je lui apportais des fins d’aiguillées qu’elle collectionnait comme un trésor.

Un jour que j’étais fiévreuse et devais garder le lit, j’avais souhaité la compagnie de Blanche pour me faire passer le temps. Ma mère avait accepté. Elle estimait beaucoup mon amie qui avait des manières plus posées que les miennes. J’avais demandé à ce que Berthe, notre bonne, m’apporte mon ouvrage.

- Cela me fera du bien, ma mère, de faire quelques points en bavardant.

Ma mère avait certainement pensé que je devais être bien malade pour réclamer ma broderie. En réalité, j’avais dans l’idée de confier mon canevas à Blanche. De lui offrir le bonheur de voir la toile se couvrir de fleurs, peu à peu. Ce bonheur que je n’arrivais pas à éprouver.

Ma mère découvrit ma supercherie, et à ma grande surprise, s’en amusa.

Le lendemain, elle offrit à Blanche un tambour, de la toile à broder et un petit nécessaire rempli de fils de toutes les couleurs.

- Désormais, ma fille, Blanche aura son ouvrage et toi, le tien. Et j’espère que cela te motivera de broder avec ton amie. Regarde comme elle a mis tout son cœur pour arranger les points que tu avais si mal formés.

Et c’est vrai qu’avec Blanche, broder prit une autre saveur. Nous emmenions notre ouvrage un peu partout et faisions quelques points pour nous reposer de nos courses-poursuites dans le verger. Il m’arrivait de grimper dans le vieux cerisier et de broder assise sur une branche, en équilibre. Blanche tirait l’aiguille, le dos bien calé contre le tronc de l’arbre. La broderie était devenue un moment d’espièglerie entre deux petites filles. Nos rires se mêlaient aux chants des oiseaux. Nous semions, de ci de là, des bribes de fils qui s’envolaient au gré du vent.

Nous allions très vite devenir des femmes et la vie nous séparerait. Nous savourions, insouciantes, les dernières heures de notre enfance.

(c) Hélène croix de lune, Le marquoir, n° 69


2 commentaires:

Lutine a dit…

Merci !
C'est tres beau !

Maminou - Le P Tit Monde de Maminou a dit…

Elle est pourtant si belle cette nouvelle quel dommage quelle reste si confidentielle
Moi qui adore transformer les mots en images, j'ai en tête maintenant un magnifique court métrage, transposé dans un autre temps

MAMINOU