Mes fidèles lectrices sont habituées à lire parfois ici ou là des nouvelles dont le fil conducteur est la broderie. Voici aujourd'hui un texte plus court en hommage à ma grand-mère et à la grande époque des filatures. Merci pour vos messages de soutien...
BOUT DE FICELLE
Assise à ma fenêtre en cette interminable journée d’hiver, je regarde les enfants rentrer de l’école et se lancer des boules de neige. Leur joyeuse ritournelle arrive jusqu’à moi : marabout, bout de ficelle, selle de cheval... Plus loin, je perçois le bruit cadencé d’une machine qui s’essouffle. Cela doit être des bûcherons dans la forêt qui s’activent avant la tombée de la nuit. Engourdie par la chaleur du poêle, j’écoute ces curieuses musiques qui invitent mon esprit à vagabonder dans les souvenirs d’autrefois.
Dans ma jeunesse, les hivers étaient bien plus rudes au pied des montagnes vosgiennes. Souvent, il avait neigé pendant la nuit et le chemin que j’empruntais au petit matin pour descendre à la filature ressemblait à un gros édredon. Je marchais un peu au hasard, guidée par l’habitude, sommeillant à moitié. Seule au milieu de cette nature féerique, je me laissais bercer par le silence.
A l’atelier, tout était différent. Les machines faisaient déjà un beau vacarme dès 5h du matin. Peu leur importait que dehors, il fasse encore nuit. Elles ne vivaient pas au rythme des hommes ou de la nature. Et nous étions tenus de faire de même. Refoulant un bâillement, je m’installais à mon poste. Le travail était tellement ennuyeux, que je craignais de m’endormir, abrutie par le rythme des turbines. Surveiller l’enroulement de la ficelle sur des grosses cannettes en carton, enlever les bobines terminées et en remettre de nouvelles : telle était la tâche de toutes les débutantes. Comme j’aurais aimé faire déjà partie de l’équipe de Fifine sur la chaîne de fabrication du fil. L’horrible ficelle grise faisait tellement mal aux mains !
Et pourtant, je n’avais pas envie de me plaindre. Personne ne m’avait obligé à travailler à l’usine à peine âgée de quatorze ans. Et surtout pas mes parents. C’est moi qui rêvais de gagner un peu d’argent, d’échapper à l’univers clos de la petite ferme familiale où seule fille de la maison, je faisais un peu toutes les corvées. Les ouvrières que je voyais le dimanche à la messe, plus élégantes que nous autres les simples paysannes, semblaient tellement fières de leur métier. Je n’avais jamais rien compris à l’école parce que l’instituteur me faisait garder ses enfants pendant les heures de classe. Je loupais une leçon sur trois et cela ne choquait personne. Peut-être y aurait-il une place pour moi à la filature, un endroit où je pourrais prouver aux autres que j’étais capable d’apprendre.
Lorsque ma journée de travail était terminée, je rentrais à la ferme faire une petite sieste puis reprenais les tâches domestiques dont l’usine ne me dispensait pas. J’étais habituée à travailler dur et trouvais cela normal. Je donnais la majeure partie de mon salaire à mon père qui en avait bien besoin. J’aimais lui rendre visite dans son petit atelier où, comme beaucoup d’autres paysans, il fabriquait sur un métier Jacquard, de magnifiques tissus écossais. Un monsieur très distingué venait de temps en temps lui acheter sa production et lui redonner le matériel dont il avait besoin. De l’usine, je ramenais chaque jour à mon père les bouts de ficelle que nous avions le droit de ramasser. Il s’en servait pour réparer une clôture, accrocher des outils, ficeler des papiers... Je sentais qu’il était heureux de ces petits présents de rien du tout, et fière de sa fille.
Mais je pouvais lire aussi dans ses yeux, la tristesse d’un homme qui comprend que sa fille n’est plus une gamine. Durant les pauses à la filature, les jeunes ouvrières m’apprenaient les choses de la vie. Elles adoraient me faire des confidences, me mettre un peu de poudre de riz... A leurs côtés, je découvrais tout un monde de coquetterie, de bavardage joyeux, de gaieté rieuse. J’adorais me rendre en cachette dans les toilettes avec l’une ou l’autre de mes camarades pour mémoriser les paroles des refrains à la mode. Je les fredonnais ensuite devant ma machine ou sur le chemin de la maison.
Puis à une fête patronale, quelques années plus tard, je rencontrais le beau Louis, du village d’à côté. Un garçon sérieux et diplômé qui allait devenir mon mari. Après tant d’années de labeur, commençait alors pour moi une vie heureuse et oisive, loin de l’usine. Le bonheur d’habiter la ville, de tenir une maison, d’élever des fillettes, de crocheter, tricoter, broder. Il était fini le temps de la grosse ficelle et du fil terne fabriqué pour le tissage. J’étais fascinée par les écheveaux perlés et moulinés que j’achetais dans les merceries et dont j’illuminais nappes, coussins, napperons. Louis, lui, aimait faire du canevas. Nés tous les deux au cœur du Val de Villé, berceau de tant d’industries textiles, nous partagions le même amour du fil.
Elle est loin maintenant ma jeunesse et pourtant mes mains usées se souviennent. Louis m’attend déjà sur l’autre rivage et ma vie ici, tout doucement s’effiloche. Comme un vieux bout de ficelle.
