dimanche 26 avril 2015

L'appel de la forêt

Il est bon de savoir que dans une forêt du monde, là-bas, il est une cabane où quelque chose est possible, situé pas loin du bonheur de vivre.
De Sylvain Tesson, je ne savais pas grand’chose avant de commencer à lire Dans les forêts de Sibérie, son essai qui a obtenu le prix Médicis en 2011.

J’ai adoré sa sensibilité, ses images métaphoriques très poétiques. J’ai trouvé sa vision du monde actuel très lucide et ses observations sur sa vie dans une cabane sur la côte nord-ouest du lac Baïkal d’une merveilleuse beauté. Un récit inclassable dont la douce mélancolie m'a fait du bien. J’ai extrait, un peu mélangées au hasard, quelques pépites à vous faire découvrir ou redécouvrir. Des phrases qui trouvent une certaine résonance en moi.

D’où vient le mauvais goût ? Comment le kitch s’est-il emparé du monde ? La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre, il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de décoration de la Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité.

Il faudrait nous enlever un petit bout de néocortex à la naissance. Pour nous ôter le désir de détruire le monde. L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les arbres ses hochets.
La beauté ne sauvera jamais le monde, tout juste offrira-t-elle de beaux décors pour l’entre-tuerie des hommes.

Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville […] Sous les futaies, se déploie une existence éternelle, au plus près de l’humus. On y renoue avec la vérité des clairs de lune, on se soumet à la doctrine des forêts sans renoncer aux bienfaits de la modernité.


La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l’eau de la rivière et puis un jour, nous mourrons sans payer l’addition à la planète. L’existence est une grivèlerie. L’idéal serait de traverser la vie tel le troll scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. Il faudrait ériger le principe de Baden-Powell en principe : lorsqu’on quitte un lieu de bivouac, prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements. Ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la Terre. Au seuil de son isba, il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour, on est las de parler de « décroissance » et d’amour de la nature. L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts.

La cabane est le lieu du « pas de côté ». Le havre de vide où l’on n’est pas forcé de réagir à tout. Comment mesurer le confort de ces jours libérés de la mise en demeure de répondre aux questions ? Je saisis à présent le caractère agressif d’une conversation. Prétendant s’intéresser à vous, un interlocuteur fracasse le halo du silence, s’immisce sur la rive du temps et vous somme de répondre à ce qu’il demande. Tout dialogue est une lutte.

Aujourd’hui quand on rencontre quelqu’un, juste après la poignée de main et un regard furtif, on note les noms de sites et de blogs. La séance devant les écrans a remplacé la conversation. Après la rencontre, on ne conservera pas le souvenir des visages ou des timbres de voix mais on aura des  cartes avec des numéros. La société humaine a réussi son rêve : se frotter les antennes à l’image des fourmis. Un jour, on se contentera de se renifler.

Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est jamais interrompu. La technique ne l’enferme pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée. La partition du recours aux forêts ne peut se jouer qu’à un nombre réduit d’interprètes. L’érémitisme est un élitisme.

Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une attention extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amendier, il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

Le luxe de vivre seul dans ce monde où voisiner va devenir le problème majeur. A Irkoutz, j’ai appris qu’un auteur français avait publié un gros roman intitulé ensemble, c’est tout. C’est beaucoup. C’est même le défi essentiel. Je crois que nous ne le relevons pas très bien. Les organismes biologiques animaux ou végétaux se côtoient dans l’équilibre. Ils se détruisent, se tuent, se reproduisent en harmonie. Le solfège est bien réglé. Les cortex frontaux humains, eux, ne parviennent pas à coexister tranquillement. Nous jouons désaccordés.

Le silence me revient, l’immense silence qui n’est pas l’absence de bruit mais la disparition de tout interlocuteur. L’amour monte en moi pour ces bois peuplés de cerfs, ce lac gorgé de poissons, ce ciel traversé d’oiseaux, le grand amour beatnick m’envahit avec une intensité proportionnelle à l’éloignement de la bande de V.M. Avec eux, tout ce que je crains disparaît : le bruit, la fierté d’être ensemble, la soif de chasse-bref, la fièvre des meutes humaines.

J’aime entrer dans le bois. Derrière l’orée, les sons s’atténuent. Lorsque je pénètre sous la voûte d’une cathédrale gothique, en France ou en Belgique, j’éprouve le même engourdissement. Une douceur dans l’être qui alourdit les paupières et diffuse sa tiédeur derrière l’os frontal. Quelque chose réagit en moi au rayonnement de la pierre calcaire comme au rayonnement des résineux. A présent, je préfère les futaies aux nefs de pierre.

Pourquoi cette envie de refaire le monde au moment où il s’éteint ? Des cumulus barrent l’horizon bouriate. Le soleil couchant les mûrit. Les quatre éléments jouent leur partition. L’eau accueille les copeaux d’argent lunaire, l’air est saturé d’embruns, la roche vibre de la chaleur accumulée. Pourquoi croire que Dieu se tient ailleurs que dans un crépuscule ?

Si la nature pense, les paysages sont l’expression de ses idées. Il faudrait dresser une psychophysiologie des écosystèmes en attribuant à chacun d’eux un sentiment. Il y aurait la mélancolie des forêts, la joie des torrents de montagne, l’hésitation des marécages, la haute sévérité des cimes, la légéreté aristocratique des clapots… Nouvelle discipline : anthropocentrisme du paysage.

Un ermite ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-il la critique. Le vagabond chaparde. Le rebelle appointé s’exprime à la télévision.
L’anarchiste rêve de détruire la société dans laquelle il se fond. Le hacker aujourd’hui fomente l’écroulement des citadelles virtuelles depuis sa chambre. Le premier bricole ses bombes dans les tavernes, le second arme des programmes depuis son ordinateur. Tous ont besoin de la société honnie. Elle constitue leur cible et la destruction de la cible leur raison d’être.
L’ermite se tient à l’écart, dans un refus poli. Il ressemble au convive qui, d’un geste doux, refuse le plat. Si la société disparaissait, l’ermite poursuivrait sa vie d’ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique. L’ermite ne s’oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il recherche une vérité. Il est physiquement inoffensif et on le tolère comme s’il appartenait à un ordre intermédiaire, une caste médiane entre le barbare et le civilisé.

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

Le  bonheur devient cette chose simple : attendre quelque chose dont on sait qu’il va advenir. Le temps se fait le merveilleux ordonnateur de ces surgissements. En ville, principe contraire : on exige une efflorescence permanente d’imprévisibles nouveautés. Il faut que les feux d’artifice de la nouveauté interrompent sans cesse le déroulé des heures et éclairent la nuit de leurs bouquets fugaces. En cabane, on vit au rythme du métronome plus qu’à la lueur des feux de Bengale.

Les hommes qui ressentent douloureusement la fuite du temps, ne supportent pas la sédentarité. En mouvement, ils s’apaisent. Le défilement de l’espace leur donne l’illusion du ralentissement du temps, leur vie prend l’allure d’une danse de Saint Guy. Ils s’agitent.
L’alternative, c’est l’ermitage.

Couper des arbres, cueillir des fleurs : paierons nous un jour ces minuscules libertés que nous prenons avec l’ordre des choses, ces infimes transformations de la partition initiale ?

Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier du moindre bienfait. Etre heureux c’est savoir qu’on l’est.

La contemplation, c’est le mot que les gens malins donnent à la paresse pour la justifier aux yeux des sourcilleux qui veillent à ce que « chacun trouve sa place dans la société active ».

La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité.

Photos prises le 23 avril 2015, quelque part dans la campagne picarde



3 commentaires:

johala a dit…

Hello
"La contemplation, c’est le mot que les gens malins donnent à la paresse pour la justifier aux yeux des sourcilleux qui veillent à ce que « chacun trouve sa place dans la société active ».
Et oui, on doit mintenant toujours se justifier aux yeux de la société pour pouvoir simplement se resourcer ou se recentrer!
J'ai bien aimé aussi le passage sur la laideur! Mon dieu qu'il a raison!
Bisous

Marie Christine a dit…

Bonjour Hélène,
Ce texte traduisant mes pensées me donne envie de lire ce livre c'est certain,si cela m'était possible de vivre dans une cabane en rondins je le ferais sans hésiter!hélas,hélas !
La photos de l'ail des ours me ravie
j'en ramassais beaucoup quand j'habitais Strasbourg.
Une douce semaine
Amicalement

Plumes d Anges a dit…

Magnifique, je comprends l'envie de parler de ce livre, je me suis sentie dans la cabane au bord du lac ! Le monde que nous avons dessiné touche à sa fin, des choses et des comportements vont émerger, c'est inévitable ! Dans la terrible actualité je retiens "lorsqu’on quitte un lieu de bivouac, prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements" Les touristes dans l'Himalaya ont-ils cela dans l'esprit et dans le cœur ?
Merci Hélène aussi pour ces photos pleines de lumière. C'est amusant, hier au soir j'ai retrouvé une histoire de cabane et j'ai commencé un billet... Bises. brigitte