Les mots brodés
# 4
# 4
Le projet d’écrire des nouvelles a germé au hasard de mes promenades sur internet. Une brodeuse (Véro M en l'occurence) déplorait qu’il n’existait pas un équivalent français aux romans populaires américains mettant en scène des quilteuses ou des tricoteuses (Jennifer Chiaverini, Debbie Macomber).
Pour m’amuser, je me suis dit : pourquoi ne pas essayer d‘imaginer des histoires simples de brodeuses ?
Une première nouvelle est née, suivie de quelques autres. Dans chacun de ces récits disparates, on retrouve la mercière Béatrice, le personnage principale du « Fil d’Ariane ».
L’écheveau n’est pas encore tout à fait déroulé : d’autres nouvelles viendront sans doute compléter la série.
Pour m’amuser, je me suis dit : pourquoi ne pas essayer d‘imaginer des histoires simples de brodeuses ?
Une première nouvelle est née, suivie de quelques autres. Dans chacun de ces récits disparates, on retrouve la mercière Béatrice, le personnage principale du « Fil d’Ariane ».
L’écheveau n’est pas encore tout à fait déroulé : d’autres nouvelles viendront sans doute compléter la série.
Cette nouvelle est dédiée à Laurence S.
Je ne l’avais pas vraiment connu, Jeanne, la sœur de ma mère. Quand j’étais petite, elle venait souvent passer le réveillon de Noël chez nous. Elle était comptable, célibataire et sa vie n’avait rien de palpitant. Du moins en apparence. Elle parlait peu d’elle et les repas de famille étaient surtout animés par nos rires et chamailleries d’enfants. Grisés par la joie d’être réunis autour d’une bonne table, les adultes finissaient par nous ressembler. Leurs soucis personnels étaient mis entre parenthèse.
A dix huit ans, j’étais partie faire mes études à Paris et j’y étais restée. Premier travail, premier amour… tout ce qui fait qu’on s’installe à un endroit plutôt qu’à un autre. Cela devait faire au moins trois ans que je n’avais pas revu tante Jeanne. L’annonce de son décès me sembla d’abord irréelle. Quel âge avait-t-elle déjà ? Le temps avait-il passé si vite ? Il est vrai que l’on peut mourir à tout âge et sans forcément être malade. Jeanne était morte dans son sommeil, d’une probable rupture d’anévrisme. Madame Dumont l’avait trouvé en arrivant le matin. Depuis son opération de la hanche, elle avait une femme de ménage qui venait chaque jour s’occuper de la maison, des courses, de la cuisine. Je regrettais de ne pas lui avoir plus souvent envoyé une petite carte postale lors de mes voyages. Regrets faciles et inutiles.
Ma mère semblait désemparée par ce décès brutal. Jeanne était l’aînée, celle qui donnait toujours des conseils raisonnables, ne perdait jamais son sang froid alors que ma mère était une angoissée qui se noyait dans une goutte d’eau. Qu’allait-elle faire de l’héritage laissé par sa sœur et surtout de toutes ses affaires personnelles ? Vendre la maison et les meubles serait facile mais il fallait trier ou jeter le reste, pénétrer dans l’intimité d’une femme et peut-être dans ses secrets. Elle n’avait pas le courage de le faire toute seule mais ne voulait pas d’une aide masculine. Il est vrai que je ne voyais guère mon père ou mes frères se charger d’une telle tâche !
J’avais décidé de prendre une semaine de congé pour aider ma mère. Je voulais qu’elle sache que malgré la distance, elle pouvait compter sur sa fille. Dans le TGV qui me menait à toute vitesse à la rencontre d’une vie disparue, je me sentais comme une archéologue en route vers un nouveau chantier de fouille. Je regrettais d’avoir mis ma broderie au fond de ma valise car trop de pensées perturbaient ma lecture. Quelques petits points sur la toile auraient certainement calmés mon agitation.
Assise dans le fauteuil Régence qui avait toujours été mon préféré pour broder, je terminais un abécédaire après une journée de rangement dans la maison de ma tante. En trois jours, nous avions déjà vidé la cuisine, la salle de bains et fait du tri dans les vêtements et le linge. Jeanne conservait de très beaux draps brodés à ses initiales. Trousseau qui n’avait pas beaucoup servi et qu’elle avait peut-être brodé elle-même… J’ignorais si ma tante Jeanne savait tirer l’aiguille. Demain, j’explorerais ses tiroirs, à la recherche d’écheveaux, de ciseaux dorés. Il devait bien y avoir au moins quelques vieilles bobines de fils en bois patiné. Voilà qui me motiverait davantage que la vaisselle ébréchée ou les tubes d’aspirine périmées.
J’en étais sûre ! Dans une commode acajou parfumée à la cire d’abeille et à l’essence de lavande, des articles de mercerie m’attendaient. Le tiroir du bas renfermait un fouillis de rubans, dentelles et passementeries. Celui du haut, des revues très anciennes de broderie, et même quelques livrets Sajou et Alexandre inestimables qu’elle tenait peut-être de ma grand-mère. Un vieux marquoir rouge anonyme daté de 1921, coincé entre deux magasines, avait sans doute été brodé par elle. Ma mère, indifférente aux travaux d’aiguille, accordait peu d’importance à ces reliques et ne se souvenait pas vraiment. Nappes envahies de fleurs colorées, serviettes animées de papillons, complétaient la collection. Un monogramme J.V. au graphisme géométrique signait chacune de ces pièces. Ma tante avait-elle continué à s’adonner à la broderie ? Rien dans son intérieur, n’attestait une passion quelconque. Le décor était impersonnel, les coussins usés et tristes, sans fantaisie. Peu de livres ou de cadres, à part ceux que nous lui avions offerts. Et pourtant, le tiroir du milieu prouvait que ma tante brodait toujours. Des fils DMC bien rangés sur leur archet, quelques toiles de lin, et un nombre important de petits kits attendaient leur heure. Un ouvrage presque terminé reposait dans un panier en osier, en compagnie d’une très jolie pochette à ciseaux et à fils. Il me semblait reconnaître un petit Tournicoton. Mais pour qui brodait-elle ces grilles à la mode ? Des créateurs comme La Sylphide Toquée ou Tralala cadraient si peu avec l’image que je me faisais de ma tante.
- Elle devait sans doute offrir des broderies comme cadeau de naissance, d’où le côté enfantin des modèles, suggéra ma mère.
- Oui, tu as peut-être raison. Il y a aussi une grille de mariage. Elle avait peut-être d’anciens collègues dont les enfants étaient en âge de se marier.
- A moins qu’elle ne l’ait acheté en prévision de ton mariage !
C’était la taquinerie préférée de ma mère qui mine de rien, aurait bien vu sa fille de blanc vêtue. Ma tante avait peut-être le même désir secret.
- Trêve de plaisanterie, répondis-je. Penses-tu qu’elle connaissait autant de gens ayant des bébés ? Elle semblait tellement solitaire.
J’étais à cours de DMC 498 pour terminer mon abécédaire et décidais de me rendre dans l’unique mercerie de la ville. J’étais curieuse de rencontrer la femme qui tenait cette boutique depuis un an, une parisienne qui avait quitté son premier métier pour venir s’installer dans ce quartier ancien réputé pour ses antiquaires. Cela marchait plutôt bien à voir le monde qu’il y avait dans la boutique, un jour de semaine. Il y avait peut-être quelqu’un qui se souviendrait de ma tante… Je ne savais pas vraiment comment aborder ces dames inconnues et décidais de payer d’abord mes achats.
- Avez-vous la carte de fidélité du magasin ? me demanda la mercière d’une voix aussi douce que les fils de soie posés sur le comptoir.
- Non, répondis-je, je suis seulement de passage dans la région. Mais je pense que vous deviez connaître ma tante, madame Virbeau…
- Vous êtes la nièce de Jeanne Virbeau ? Nous la regrettons toutes beaucoup ici. Elle était si gentille et talentueuse ! Regardez la régularité des points et l’arrière si soigné de cette broderie !
J’avais un peu du mal à saisir pourquoi une bannière brodée par ma tante décorait la boutique.
Une cliente me désigna un Passé composé, puis un Brightneedle, également réalisés par ma tante. Combien y avait-il de modèles brodés par Jeanne accrochés au murs de la mercerie ?
J’étais un peu honteuse de si peu connaître ma parente devant toutes ces dames admiratives. J’habitais Paris, soit, mais cela n’excusait pas tout.
Au fil des louanges, je commençais pourtant à comprendre. Béatrice, la mercière, aimait montrer à sa clientèle les modèles brodés. Presque toutes les grilles qu’elle vendait étaient exposées dans sa boutique. Les nouveautés et les thèmes de saison étaient accrochés aux murs, les autres échantillons classés dans de grands classeurs. Comme elle ne pouvait elle-même réaliser tous les modèles de son magasin, elle demandait à certaines de ses clientes de les lui broder. Elle leur offrait la grille, fournissait la toile et les fils, avec toujours un petit supplément.
- Votre tante refusait toujours les petits cadeaux. Et elle me ramenait la grille, une fois l’ouvrage terminé. C’est à peine si elle osait garder les restes d’écheveaux.
- C’est incroyable, m’étonnai-je, jamais je n’aurais imaginé ma tante brodant pour une mercerie…
- Oui, c’est assez surprenant, reconnut la mercière. Un jour, j’avais épinglé une petite affichette indiquant que je recherchais des brodeuses bénévoles pour le magasin et elle s’était spontanément proposée de m’aider. J’en avais été très surprise car elle n’achetait jamais que du fil à coudre dans ma boutique, sans regarder autre chose sur les présentoirs.
- Peut-être attendait-elle une sorte d’autorisation pour se remettre à la broderie, suggérais-je.
- Oui, mais sans pour autant devenir une vraie fanatique, me confia Béatrice.
Comme je ne comprenais pas vraiment ce qu’elle voulait dire, elle m’expliqua qu’une fois son ouvrage terminé, Jeanne s’en désintéressait complètement. Elle pouvait broder n’importe quel modèle, n’avait aucune préférence. Elle était douée, mais semblait sans passion. J’étais triste à l’évocation d’une tante alignant les petits points comme des chiffres sur un bilan comptable. J’aurais préféré une parente moins soigneuse, faisant des nœuds à l’arrière de ses ouvrages, formant mal ses croix, mais heureuse de transmettre un héritage. Pourquoi une telle indifférence apparente alors que ses tiroirs cachaient tant de trésors de mercerie précieusement conservés ? Sans doute n’avait-elle pas appris à exprimer au grand jour ses sentiments ou ses goûts.
- En tout cas, j’ignorais que Jeanne avait une nièce brodeuse, conclut Béatrice. Cela me ferait plaisir de vous offrir un de ses cadres.
J’avais une boule dans la gorge et ne pus en choisir aucun. Je ne voulais pas d’un cadeau que tante Jeanne n’avait jamais osé me faire de son vivant. La mercière Béatrice comprit ma réaction et me proposa alors le kit que j’avais longtemps regardé dans sa boutique. Un jour, c’est certain, je l’offrirais à l’homme que j’aime. Ou alors à ma fille. Il était temps, peut-être, d’avoir un enfant…
(c) Hélène croix de lune, 2009
ne pas reproduire sans mon autorisation
A dix huit ans, j’étais partie faire mes études à Paris et j’y étais restée. Premier travail, premier amour… tout ce qui fait qu’on s’installe à un endroit plutôt qu’à un autre. Cela devait faire au moins trois ans que je n’avais pas revu tante Jeanne. L’annonce de son décès me sembla d’abord irréelle. Quel âge avait-t-elle déjà ? Le temps avait-il passé si vite ? Il est vrai que l’on peut mourir à tout âge et sans forcément être malade. Jeanne était morte dans son sommeil, d’une probable rupture d’anévrisme. Madame Dumont l’avait trouvé en arrivant le matin. Depuis son opération de la hanche, elle avait une femme de ménage qui venait chaque jour s’occuper de la maison, des courses, de la cuisine. Je regrettais de ne pas lui avoir plus souvent envoyé une petite carte postale lors de mes voyages. Regrets faciles et inutiles.
Ma mère semblait désemparée par ce décès brutal. Jeanne était l’aînée, celle qui donnait toujours des conseils raisonnables, ne perdait jamais son sang froid alors que ma mère était une angoissée qui se noyait dans une goutte d’eau. Qu’allait-elle faire de l’héritage laissé par sa sœur et surtout de toutes ses affaires personnelles ? Vendre la maison et les meubles serait facile mais il fallait trier ou jeter le reste, pénétrer dans l’intimité d’une femme et peut-être dans ses secrets. Elle n’avait pas le courage de le faire toute seule mais ne voulait pas d’une aide masculine. Il est vrai que je ne voyais guère mon père ou mes frères se charger d’une telle tâche !
J’avais décidé de prendre une semaine de congé pour aider ma mère. Je voulais qu’elle sache que malgré la distance, elle pouvait compter sur sa fille. Dans le TGV qui me menait à toute vitesse à la rencontre d’une vie disparue, je me sentais comme une archéologue en route vers un nouveau chantier de fouille. Je regrettais d’avoir mis ma broderie au fond de ma valise car trop de pensées perturbaient ma lecture. Quelques petits points sur la toile auraient certainement calmés mon agitation.
Assise dans le fauteuil Régence qui avait toujours été mon préféré pour broder, je terminais un abécédaire après une journée de rangement dans la maison de ma tante. En trois jours, nous avions déjà vidé la cuisine, la salle de bains et fait du tri dans les vêtements et le linge. Jeanne conservait de très beaux draps brodés à ses initiales. Trousseau qui n’avait pas beaucoup servi et qu’elle avait peut-être brodé elle-même… J’ignorais si ma tante Jeanne savait tirer l’aiguille. Demain, j’explorerais ses tiroirs, à la recherche d’écheveaux, de ciseaux dorés. Il devait bien y avoir au moins quelques vieilles bobines de fils en bois patiné. Voilà qui me motiverait davantage que la vaisselle ébréchée ou les tubes d’aspirine périmées.
J’en étais sûre ! Dans une commode acajou parfumée à la cire d’abeille et à l’essence de lavande, des articles de mercerie m’attendaient. Le tiroir du bas renfermait un fouillis de rubans, dentelles et passementeries. Celui du haut, des revues très anciennes de broderie, et même quelques livrets Sajou et Alexandre inestimables qu’elle tenait peut-être de ma grand-mère. Un vieux marquoir rouge anonyme daté de 1921, coincé entre deux magasines, avait sans doute été brodé par elle. Ma mère, indifférente aux travaux d’aiguille, accordait peu d’importance à ces reliques et ne se souvenait pas vraiment. Nappes envahies de fleurs colorées, serviettes animées de papillons, complétaient la collection. Un monogramme J.V. au graphisme géométrique signait chacune de ces pièces. Ma tante avait-elle continué à s’adonner à la broderie ? Rien dans son intérieur, n’attestait une passion quelconque. Le décor était impersonnel, les coussins usés et tristes, sans fantaisie. Peu de livres ou de cadres, à part ceux que nous lui avions offerts. Et pourtant, le tiroir du milieu prouvait que ma tante brodait toujours. Des fils DMC bien rangés sur leur archet, quelques toiles de lin, et un nombre important de petits kits attendaient leur heure. Un ouvrage presque terminé reposait dans un panier en osier, en compagnie d’une très jolie pochette à ciseaux et à fils. Il me semblait reconnaître un petit Tournicoton. Mais pour qui brodait-elle ces grilles à la mode ? Des créateurs comme La Sylphide Toquée ou Tralala cadraient si peu avec l’image que je me faisais de ma tante.
- Elle devait sans doute offrir des broderies comme cadeau de naissance, d’où le côté enfantin des modèles, suggéra ma mère.
- Oui, tu as peut-être raison. Il y a aussi une grille de mariage. Elle avait peut-être d’anciens collègues dont les enfants étaient en âge de se marier.
- A moins qu’elle ne l’ait acheté en prévision de ton mariage !
C’était la taquinerie préférée de ma mère qui mine de rien, aurait bien vu sa fille de blanc vêtue. Ma tante avait peut-être le même désir secret.
- Trêve de plaisanterie, répondis-je. Penses-tu qu’elle connaissait autant de gens ayant des bébés ? Elle semblait tellement solitaire.
J’étais à cours de DMC 498 pour terminer mon abécédaire et décidais de me rendre dans l’unique mercerie de la ville. J’étais curieuse de rencontrer la femme qui tenait cette boutique depuis un an, une parisienne qui avait quitté son premier métier pour venir s’installer dans ce quartier ancien réputé pour ses antiquaires. Cela marchait plutôt bien à voir le monde qu’il y avait dans la boutique, un jour de semaine. Il y avait peut-être quelqu’un qui se souviendrait de ma tante… Je ne savais pas vraiment comment aborder ces dames inconnues et décidais de payer d’abord mes achats.
- Avez-vous la carte de fidélité du magasin ? me demanda la mercière d’une voix aussi douce que les fils de soie posés sur le comptoir.
- Non, répondis-je, je suis seulement de passage dans la région. Mais je pense que vous deviez connaître ma tante, madame Virbeau…
- Vous êtes la nièce de Jeanne Virbeau ? Nous la regrettons toutes beaucoup ici. Elle était si gentille et talentueuse ! Regardez la régularité des points et l’arrière si soigné de cette broderie !
J’avais un peu du mal à saisir pourquoi une bannière brodée par ma tante décorait la boutique.
Une cliente me désigna un Passé composé, puis un Brightneedle, également réalisés par ma tante. Combien y avait-il de modèles brodés par Jeanne accrochés au murs de la mercerie ?
J’étais un peu honteuse de si peu connaître ma parente devant toutes ces dames admiratives. J’habitais Paris, soit, mais cela n’excusait pas tout.
Au fil des louanges, je commençais pourtant à comprendre. Béatrice, la mercière, aimait montrer à sa clientèle les modèles brodés. Presque toutes les grilles qu’elle vendait étaient exposées dans sa boutique. Les nouveautés et les thèmes de saison étaient accrochés aux murs, les autres échantillons classés dans de grands classeurs. Comme elle ne pouvait elle-même réaliser tous les modèles de son magasin, elle demandait à certaines de ses clientes de les lui broder. Elle leur offrait la grille, fournissait la toile et les fils, avec toujours un petit supplément.
- Votre tante refusait toujours les petits cadeaux. Et elle me ramenait la grille, une fois l’ouvrage terminé. C’est à peine si elle osait garder les restes d’écheveaux.
- C’est incroyable, m’étonnai-je, jamais je n’aurais imaginé ma tante brodant pour une mercerie…
- Oui, c’est assez surprenant, reconnut la mercière. Un jour, j’avais épinglé une petite affichette indiquant que je recherchais des brodeuses bénévoles pour le magasin et elle s’était spontanément proposée de m’aider. J’en avais été très surprise car elle n’achetait jamais que du fil à coudre dans ma boutique, sans regarder autre chose sur les présentoirs.
- Peut-être attendait-elle une sorte d’autorisation pour se remettre à la broderie, suggérais-je.
- Oui, mais sans pour autant devenir une vraie fanatique, me confia Béatrice.
Comme je ne comprenais pas vraiment ce qu’elle voulait dire, elle m’expliqua qu’une fois son ouvrage terminé, Jeanne s’en désintéressait complètement. Elle pouvait broder n’importe quel modèle, n’avait aucune préférence. Elle était douée, mais semblait sans passion. J’étais triste à l’évocation d’une tante alignant les petits points comme des chiffres sur un bilan comptable. J’aurais préféré une parente moins soigneuse, faisant des nœuds à l’arrière de ses ouvrages, formant mal ses croix, mais heureuse de transmettre un héritage. Pourquoi une telle indifférence apparente alors que ses tiroirs cachaient tant de trésors de mercerie précieusement conservés ? Sans doute n’avait-elle pas appris à exprimer au grand jour ses sentiments ou ses goûts.
- En tout cas, j’ignorais que Jeanne avait une nièce brodeuse, conclut Béatrice. Cela me ferait plaisir de vous offrir un de ses cadres.
J’avais une boule dans la gorge et ne pus en choisir aucun. Je ne voulais pas d’un cadeau que tante Jeanne n’avait jamais osé me faire de son vivant. La mercière Béatrice comprit ma réaction et me proposa alors le kit que j’avais longtemps regardé dans sa boutique. Un jour, c’est certain, je l’offrirais à l’homme que j’aime. Ou alors à ma fille. Il était temps, peut-être, d’avoir un enfant…
(c) Hélène croix de lune, 2009
ne pas reproduire sans mon autorisation
13 commentaires:
Bravo pour cette nouvelle ! J'ai pris beaucoup de plaisir à la lire !
Chouette idée. Pas le temps dans l'immédiat de lire et surtout de savourer, alors hop en impression pour une lecture bien calée dans mes oreillers ce soir. En tous les cas merci
La suite! La suite!!! J'aime toujours autant tes nouvelles. Et j'attend toujours la prochaine avec impatience.
Comme j'ai eu du plaisir et de l'émotion a lire cette nouvelle, une bonne idée que de faire l'équivalent des patcheuses ou tricoteuses qui ont leurs livres...
Continue !
aïe ! J'avoue ! Lorsque j'ai vu la longueur de ton article, j'ai hésité et puis je me suis lancée.... MERCI ! Quel beau moment ! Une belle magie ! C'est avec regret que j'ai lu les derniers mots.... j'avais envie que la magie continue pour m'installer et broder auprès de tante Jeanne.
cath
C'est une belle histoire, très émouvante... Sans doute avons nous chacune une tante Jeanne dans nos souvenirs... Merci !
Un petit moment magique.
Cette tante devait être bien seule et sa famille peut-être indifférente à ses occupations.
Peut-être considérait elle comme un peu "honteux" de passer son temps à broder?
Peut-être aussi qu'aider une mercière lui fournissait l'occasion d'assouvir une envie longtemps cachée?
Peut-être...peut-être...
Merci encore Hélène pour cette dédicace qui ne me laisse pas indifférente...
Laurence S.
Superbe histoire qui bien qu'imaginée doit bien correspondre à la réalité quelquepart!Bravo! et félicitations pour la manière d'écrire et de nous accrocher à tes nouvelles! Vite la suite!
Cette nouvelle me parle beaucoup... parce que, en donnant un coup de main à ma tante, qui ne peut plus guère bouger, à ranger et nettoyer une partie de sa maison laissée à l'abandon, j'ai retrouvé moi-même boutons, travaux de broderie, des fils, de la dentelle, venant de loin, de sa propre tante, d'une arrière grand-tante, qui a brodé jusqu'à sa mort, à 92 ans... tous ces petits trésors, enfouis et mal-aimés, qqfois même détériorés, que j'essaie à présent de faire revivre d'une nouvelle vie... alors oui, ta nouvelle (très bien écrite, entre parenthèses) ne pouvait que me "parler"...
bravo, et merci pour cette nouvelle. C'est avec plaisir, que je l'ai lu et relue. J'espère que tu en écriras d'autres.
Bon dimanche
Bravo,cette nouvelle,comme vos précédentes m'a beaucoup touchée.Les liens entre le passé,le temps qui passe et les travaux d'aiguille me remplissent a chaque fois d'émotion.Votre écriture est fluide et j'ai beaucoup de plaisir à vous lire Merci
Bonsoir,
J'ai lu votre nouvelle non pas comme un roman feuilleton mais avec beaucoup d'attention.
Il est vrai qu'il n'est pas facile de rentrer dans l'intimité de quelqu'un, et que souvent cette triste tâche incombe aux femmes.
On en revient toujours aux objets, seuls témoins d'une vie qui n'est plus.
Je terminerais par cette citation de Musset : Objets inanimés avez-vous donc une âme - qui s'attache à notre âme et à la force d'aimer?
lac anotière
Enregistrer un commentaire