vendredi 31 juillet 2009

Les aventures de Perrine

Perrine est la jeune héroïne du roman d'Hector Malot, En famille, paru en 1893.

En famille - titre qui fait pendant à Sans famille - présente, à travers le destin d'une jeune orpheline, la vie et l'évolution d'un grand complexe industriel de la fin du XIXe siècle : les usines Saint Frères de la vallée de la Nièvre, dans la Somme. Roman " populaire " dans la tradition des récits d'enfant à la recherche de leur origine, En famille est aussi un roman sur la question sociale qui intéressait beaucoup d'écrivains de l'époque. Car, à travers un récit dans lequel l'auteur fait, une fois de plus, la preuve de ses talents de conteur, ce sont la condition ouvrière et le patronage industriel qui sont au cœur de l'œuvre.
(Présentation de l'éditeur Encrage)

Je vous en présente deux extraits ayant rapport avec les travaux de couture.

Perrine, qui a longtemps marché pour rejoindre son grand-père à Maraucourt, doit réparer ses bas.

La poche de sa jupe contenait en plus de sa carte et de l'acte de mariage de sa mère, un petit paquet serré dans un chiffon, composé d'un morceau de savon, d'un peigne court, d'un dé et d'une pelote de fil avec deux aiguilles piquées dedans.[...]
Pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la dureté de ses souliers, et tout de suite, elle se mit à l'ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c'était du coton qu'il lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle n'avait que du fil.

L'enfant qui n'ose se présenter chez son grand-père de peur d'être rejetée, se fait embaucher dans une de ses usines. Dès qu'elle a gagné assez d'argent, elle achète un peu de tissus pour se confectionner une nouvelle chemise.

illustration de Lanos

Tous les jours [...] elle s'arrêtait, depuis que l'envie de la chemise la tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait en deux étalages, l'un de journaux, d'images, de chansons, l'autre de toile, de calicot, d'indienne, de mercerie ; se plaçant au milieu, elle avait l'air de regarder les journaux ou d'apprendre les chansons, mais en réalité, elle admirait les étoffes. Comme elles étaient heureuses, celles qui pouvaient franchir le seuil de cette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces étoffes qu'elles voulaient ! Pendant ses longues stations, elle avait vu souvent des ouvrières de l'usine entrer dans ce magasin, et en ressortir avec des paquets soigneusement enveloppés de papier, qu'elles serraient sur leur coeur, et elle s'était dit que ces joies n'étaient pas pour elle... au moins présentement.

Mais maintenant, elle pouvait franchir ce seuil si elle voulait, puisque trois pièces blanches sonnaient dans sa main, et très émue, elle le franchit.
"Vous désirez, mademoiselle ?" demanda une petite vieille d'une voix polie, avec un sourire affable.
Comme il y avait longtemps qu'on ne lui avait parlé avec cette douceur ; elle s'affermit.
"Voulez-vous bien me dire, demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot... le moins cher ?
- J'en ai à quarante centimes le mètre."
Perrine eut un soupir de soulagement.
"Voulez-vous m'en couper deux mètres ?
-C'est qu'il n'est pas fameux à l'user, tandis que celui à soixante centimes...
- Celui à quarante centimes me suffit.
- Comme vous voudrez ; ce que j'en disais c'était pour vous renseigner : je n'aime pas les reproches.
- Je ne vous en ferai pas, madame."
La marchande avait pris la pièce du calicot à quarante centimes, et Perrine remarqua qu'il n'était ni blanc, ni lustré comme celui qu'elle avait admiré dans la montre.
"Et avec ça ? demanda la marchande quand elle eut déchiré le calicot avec un claquement sec.
- Je voudrais du fil.
- En pelote, en écheveau, en bobine...?
- Le moins cher.
- Voilà une pelote de dix centimes ; ce qui nous fait en tout dix-huit sous."
A son tour Perrine éprouva la joie de sortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux mètres de calicot enveloppés dans un vieux journal invendu [...].


illustration de Lanos

mercredi 8 juillet 2009

La marque du temps

Edit du 10 juillet : j'ai préféré remplacé le nom de l'Aiguille en fête par un autre... Ce n'était que par simple commodité que je l'avais choisi et pas du tout pour régler des comptes ou faire des polémiques. J'aime bien mêler des éléments du réel dans mes histoires. Tout bêtement.


Quatrième épisode des "Mots brodés" mettant toujours en scène la mercière Béatrice et un nouveau personnage, Violette, une brodeuse un peu particulière. J'espère que vous serez nombreux à aimer cette histoire et à me faire part de vos impressions...




à Louise F.


La marque du temps

Déjà nous étions en avril et je n’avais pas vu le temps passer. Même si un foulard pastel ou une jupe fleurie distillaient un air printanier dans la rame du métro, le noir restait la tonalité dominante. J’avais hâte de retrouver les ateliers de restauration du musée des arts traditionnels où j’avais trouvé du travail pour trois mois. J’aimais traverser les bureaux encombrés de fioles colorées, rencontrer des hommes ou des femmes bariolés de peinture et m’installer dans mon petit local, au sous-sol. Il était un peu difficile d’être toute une journée privée de lumière naturelle mais les étoffes que je dépoussiérais méritaient bien pareil sacrifice. J’en avais traité de plus anciennes et de plus fragiles (notamment au musée du Caire), de plus historiques aussi (comme la tapisserie de Bayeux) et pourtant ces marquoirs du XIXe siècle m’émouvaient davantage. Était-ce parce que j’étais moi-même une brodeuse passionnée de point de croix ? Était-ce parce que j’avais conscience que l’exposition pour laquelle je travaillais allait sans doute être une des plus exhaustives sur les abécédaires, marquettes, marquoirs et samplers de jadis ?
Nous attendions les prêts de collectionneurs ou musées étrangers pour compléter les cent soixante pièces françaises qui seraient exposées. Béatrice, l’amie mercière qui m’avait trouvé ce job inespéré, avait prêté les marquoirs d’Ariane Buisset et Marie-Adèle Francières, jolies productions du couvent du Saint-Sacrement à Nîmes. Hier, le conservateur du musée de Salon et de la Crau avait remis au commissaire de l’exposition celui de Louise Justine Atalie.
Il m’avait juste été demandé de dépoussiérer minutieusement les toiles avec un aspirateur microscopique, de traiter précautionneusement la laine avec un produit antimite et de refixer à l’arrière les fils qui commençaient à se défaire. Aucune restauration ne devait être visible à l’endroit. Comme c’était frustrant de ne pas reformer ce F ou ce G, de laisser certaines fleurs sans tige ! Enfin, je connaissais les principes de mon métier. La restauratrice devrait être humble, au service de l’œuvre. Et rester transparente.
Je passais ainsi mes journées à observer les fils à l’arrière des marquoirs. Lesquels laisser aller et venir sans menacer la conservation de l’ouvrage ? Il ne fallait pas qu’après mon intervention, le revers ressemble à celui d’une broderie mécanique. J’étais heureuse de rencontrer une petite brodeuse qui avait mal coupé ses fils, avait eu la paresse de recommencer une nouvelle aiguillée. Ces fils désordonnés étaient sa vraie signature, presque son jardin secret. Je m’efforçais de ne pas trop y passer le râteau ou le désherbant. Marie-France Dubromel, qui exposait dans une galerie proche, était venue visiter mon atelier et avait été ravie de ma démarche respectueuse, elle-même se passionnant pour l’envers des broderies.
A force de les étudier sous toutes les coutures, j’étais devenue une vraie spécialiste des marquoirs. Je savais reconnaître les modèles d’alphabets, identifier les motifs religieux les plus obscurs, déterminer la composition d’un fil ou la trame d’une toile. Moi qui avais fait le tour des créateurs de point de croix, et commençais à me lasser de mon passe-temps favori, ces brodeuses d’autrefois me redonnaient envie de tirer l’aiguille.
Le soir, j’étais impatiente de broder toutes les croix que je n’avais pas le droit de faire renaître dans la journée, d’inventer des marquoirs à l’ancienne. Reproduire à l’identique des oeuvres existantes ne m’intéressait pas. Je commençais par une frise, continuais par les lettres, inventais un nom, choisissais une date au hasard. Je vieillissais ensuite mon ouvrage au marc de café ou à l’acide oxalique et le miracle opérait : l’ouvrage brodé semblait réellement né en 1880. Depuis que j’utilisais une certaine toile Pénélope achetée aux puces, l’illusion était troublante.
L’exposition, qui avait remporté un immense succès international, avait été prolongée pour quelques semaines encore. J’avais quant à moi terminé mon travail de restauration depuis bien longtemps et grâce au commissaire de l’exposition, j’avais été embauchée dans les ateliers pédagogiques du musée. Les parents qui souhaitaient visiter tranquillement l’exposition, pouvaient laisser leurs enfants s’initier au point de croix en ma compagnie. Généralement, je les laissais choisir entre l’initiale de leur prénom, une fleur, un oiseau mais ce n’était jamais gagné d’avance. Avais-je droit aux enfants les plus insupportables ? Les autres visitaient-ils sagement l’exposition avec leurs parents ? Je n’étais pas loin de le croire. J’essayais de ne pas trop leur en vouloir, cependant. Ils étaient plus habiles avec une console de jeu qu’avec une aiguille et le marquage du linge devait leur sembler une occupation bien étrange. Autrefois, les petites filles devaient sans doute avoir la même envie de jeter l’aiguille pour aller jouer à la marelle mais l’éducation qu’elles avaient reçue les maintenait immobiles. A voir le désordre qui régnait dans mon atelier, la nouvelle génération semblait bien décidée à venger ces brodeuses silencieuses et résignées ! Que naîtrait-il de tant d’agitation ? Certainement pas les chefs-d’œuvre que leurs parents admiraient à l’étage supérieur. Je n’étais pas nostalgique d’une époque où les gosses étaient privés d’enfance (que ce soit au couvent, à l’usine ou à la ferme familiale) mais de là à m’extasier devant tous ces enfants-rois…
J’avais hâte de retrouver ma paisible province après six mois passés à Paris. Même si j’allais une fois de plus être sans emploi. J’étais maintenant habituée à la précarité du métier et aux contrats qui m’obligeaient parfois à partir loin de chez moi, pour quelques mois. Je commençais à être connue dans ma spécialité de restauratrice textile et jusqu’à présent, les périodes de chômage n’étaient jamais bien longues… Je n’avais franchement pas le droit de me plaindre. Ma vie ne dépendait pas d’un atelier sur le point de fermer. Je n’avais pas encore d’enfants et mon compagnon était fonctionnaire. J’espérais qu’il serait là pour m’accueillir à la gare. Il était toujours si tête en l’air mais nous détestions nous harceler à coup de téléphones portables. Je préférais rentrer seule à pied, plutôt que d’envoyer un SMS débile (T où ?) . D’ailleurs, Damien était là… C’était si bon de rentrer à la maison en nous tenant par la main comme des adolescents attardés.



- Ma parole, tu as dévalisé les réserves du musée avant de partir ! C’est quoi toutes ces vieilleries ?
Damien qui m’aidait à défaire mes bagages, examinait d’un air perplexe mes broderies à l’ancienne.
- D’abord, ce ne sont pas des vieilleries, lui répondis-je un peu vexée, mais des abécédaires que j’ai brodés pendant mes longues soirées solitaires. Je me suis amusée à les patiner pour leur donner un petit air d’autrefois…
- Oui, je vois, et tu as même fait des trous dans la toile. A moins que tu n’aies engagé quelques mites, en renfort. Je me demande si je n’aurais pas préféré que tu sortes un peu plus avec des amis. Tu as vu combien il y en a ?
Effectivement, il y en avait beaucoup. Des petits monochromes réalisés en une soirée ou deux, des polychromes plus élaborés, des pas tout à fait achevés. J’avais oublié que nous vivions dans un appartement et qu’il n’y avait pas beaucoup de murs disponibles pour accrocher des cadres.
- Ne t’inquiète pas, je faisais juste ça pour m’amuser. Je n’ai pas l’intention de les exposer dans le salon ou la chambre.
D’ailleurs, c’est vrai, je ne m’étais jamais demandé ce que j’allais faire de ces petites choses. Prise par le jeu, j’avais chaque fois recommencé un nouvel ouvrage, dans une espèce d’euphorie. Je n’osais dire à Damien que j’avais bien envie de continuer. D’où me venait, soudain, ce besoin presque maladif de créer, d’inventer ?
Béatrice, mon amie mercière, était venue chez moi et ensemble, nous feuilletions le catalogue de l’exposition en nous extasiant devant certains marquoirs du passé.
- Tu as vu la finesse de cette frise, s’enthousiasmait Béatrice, et ce mouton qui ressemble à un dinosaure ?
- Oui, la petite fille l’a fait trop long et c’est ça qui le rend charmant. En fait, sur les abécédaires, ce sont presque toujours les erreurs qui magnifient l’œuvre.
- Comme tu parles bien, on voit que tu as côtoyé des conservateurs pendant six mois…Je plaisante, montre-moi plutôt les broderies dont tu me parlais au téléphone.
- Ah, mes fameuses vieilleries ! Tu sais que Damien commence à les trouver intéressantes ?
Béatrice passait d’une toile à une autre, les examinait à l’endroit, à l’envers et n’en croyait pas ses yeux.
- Franchement, il y aurait de quoi s’y méprendre. Certaines brodeuses reproduisent des marquoirs anciens mais leurs copies ont toujours un côté figé, même quand elles vieillissent leurs toiles ou choisissent des tons fanés. Peut-être parce qu’elles ne peuvent s’empêcher de faire joli, de bien broder leurs croix. Elles n’arrivent pas à se défaire de leurs bonnes habitudes de brodeuse.
- Elles ne cherchent sans doute pas à faire du vieux authentique comme moi ! Elles brodent cela comme n’importe quel autre modèle de créateur. Ce n’est pas du tout la même démarche.
- Tu as raison. Et puis toi, tu inventes ton abécédaire de A à Z, c’est le cas de le dire !
- Et je brode très mal… Je n’ai pas honte de faire mes croix toute vitesse et parfois pas dans le même sens. Je ne réfléchis pas trop aux couleurs, je ne compte pas vraiment les espacements entre les motifs. Je fais ça dans une sorte d’état d’urgence, d’impatience.
- Tu redeviens une enfant, en quelque sorte.


Je m’étais laissée séduire par l’idée d’exposer mes œuvres dans la boutique de Béatrice et je le regrettais un peu. Les brodeuses allaient-elles comprendre ma démarche ou m’accuser de tromperie ? A l’heure où certaines dépensaient des sommes faramineuses pour acheter des marquoirs troués et mités, n’allais-je pas passer pour une faussaire ? Un peu soucieuse, je poussais la porte de la mercerie. Mes broderies étaient toujours bien en vue sur les murs et je dois reconnaître qu’en entrant, elles attiraient l’oeil.
- Alors, tu n’as pas encore été obligée de les cacher ? demandais-je à Béa, faussement détendue.
- Non, mais je commence à croire que tu avais raison de me dire d’être prudente. Depuis ce matin, j’ai l’impression de marcher sur des œufs.
D’abord, me raconta Béatrice, il y avait eu les puristes qui trouvaient à ergoter sur l’association de certains motifs et étalaient leur science. Puis les brodeuses parfaites, qui trouvaient les croix vraiment très mal formées, le travail beaucoup trop bâclé. Ensuite, celles qui béates d’admiration, demandaient timidement si les abécédaires étaient à vendre ou si l’artiste acceptait les commandes.
- Tu leur as dit que je risquais d’avoir des ennuis à commercialiser des marquoirs qui pourraient être considérés comme des faux ?
- Oui, bien sûr, mais que veux-tu, c’est si tentant de posséder enfin un ouvrage qui donne si bien l’illusion de l’authenticité. La plupart d’entre elles ne peuvent se payer les merveilles que certaines collectionneuses acquièrent à prix d’or sur eBay ou dans les salles des ventes et qui les font rêver.
- Alors moi, je leur permettrais d’exaucer leur rêve à moindre frais ? Cela devient du délire. Si elles veulent des vieilleries, elles peuvent les broder tout comme moi.
- Sauf que toi, tu es vraiment douée pour ça. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les antiquaires d’à côté sont venus ce matin en délégation.
J’avais oublié que la mercerie de Béatrice était installée dans le quartier des antiquaires et des brocanteurs. J’allais souvent farfouiller dans leurs boutiques quand il faisait maussade. J’admirais la vaisselle ancienne, particulièrement les tasses, mais il était rare que je reparte avec quelque chose. J’aimais surtout retrouver dans ces endroits encombrés, le charme du grenier de ma grand-mère. Perdue dans mes souvenirs, j’avais même parfois l’impression d’entendre son rire au loin ou de sentir l’odeur inoubliable de son rôti.
Béatrice m’expliqua qu’il n’y avait pas de quoi s’affoler. Ils étaient seulement venus lui demander si elle avait l’intention de se lancer dans la vente d’antiquités. Ils craignaient la concurrence d’une boutique plus fréquentée que la leur. Quand elle leur expliqua qu’il s’agissait d’une exposition d’imitations de broderies anciennes non destinées à la vente, ils semblèrent rassurés. Cependant, ils trouvaient un peu dangereux de montrer jusqu’où la marque du temps pouvait aisément être reproduite sur une simple toile brodée et que cela pouvait nuire à leurs propres ventes.
- Ah oui, je vois, les gens vont finir par se méfier ou ne plus accepter les prix pratiqués sur le marché.
- Ou bien exiger une expertise scientifique pour connaître la date exacte des marquoirs avant l’achat, suggéra Béatrice. Est-ce que tu crois que c’est possible ?
- Oui, mais cela coûte très cher, plus cher que le plus cher des marquoirs, et nécessite quelques mutilations irréversibles.
- Si je comprends bien, tu pourrais sans problème vendre un de tes marquoirs à un antiquaire et le faire passer pour authentique, personne n’y verrait rien !
Je n’avais franchement pas pensé à cela en composant mes premiers marquoirs. Durant quelques jours, j’étais un peu anxieuse à l’idée des sollicitations possibles d’un brocanteur peu scrupuleux ou même d’une cliente de Béatrice. Même si je donnais un de mes ouvrages à une personne de confiance, celle-ci pouvait très bien l’offrir à quelqu’un d’autre, qui le proposerait à un brocanteur puis le marquoir se retrouverait dans une salle des ventes. Toute cette spéculation autour des ouvrages brodés m’écoeurait car elle brisait mon rêve. Dès que je prenais mon aiguille, j’avais l’impression d’être une usurpatrice. Fallait-il signer et dater toutes mes créations, leur rajouter un signe distinctif ? Cela n’aurait pas changé grand-chose, ces quelques points supplémentaires pouvant très bien être défaits. Taguer la toile au revers ? C’était une possibilité mais je ne savais pas quelle encre indélébile utiliser.


Et puis une mission d’urgence m’avait détournée des petites croix et éloignée de mon coin de province. Une équipe d’archéologues avait exhumé des fragements de tissus médiévaux très bien conservés et avait besoin de mon expertise pour la préservation de ces étoffes. C’était une découverte assez exceptionnelle et j’étais fière de la mission qui m’était confiée. Comme il était émouvant de tenir entre ses doigts un bout de toile qui avait été tissé dans un passé si lointain. Je n’avais jamais vraiment travaillé avec des archéologues sur le terrain et c’était une expérience très forte. Malgré les conditions météo difficiles, les tensions liées à la fatigue et au manque de temps, les échanges étaient passionnants. J’avais l’impression d’avoir retrouvé l’enthousiasme de mes vingt ans. Je croisais toute la journée de solides gaillards aux chaussures boueuses et aux vêtements trempés, toujours prêts à me montrer leurs dernières trouvailles. Dans ma cabane de chantier en tôle, j’étais à des années lumière de l’ambiance feutrée de la mercerie de Béatrice. Cela me fit tout drôle de recevoir sur mon portable un appel de sa part. Que pouvait-elle avoir de si urgent à me demander ? J’espère que ce n’était pas quelque chose d’aussi futile que de l’aider à trancher entre un rouge 498 ou 321 pour démarrer un nouvel ouvrage ! Quand j’étais sur une mission délicate, de tels problèmes m’agaçaient au plus haut point. Enfin, Béatrice n’était pas du style à me déranger pour rien…
J’avais bien fait de répondre. Béatrice était dans tous ses états. Sa mercerie avait été cambriolée durant la nuit. Ce n’était pas la première fois mais cette fois-ci, on avait aussi saccagé pas mal de choses dans la boutique, par dépit sans doute de ne pas avoir trouvé d’argent. J’étais si désolée pour elle que je n’avais même pas pensé à lui demander des nouvelles de mes marquoirs. Je crois que je les avais tout bonnement oubliés. C’est de toute manière ce que j’avais de mieux à faire car je ne les reverrais sans doute jamais.
- Je suis très embêtée, Violette. Je ne comprends pas pourquoi ils les ont volés.
- Ont-ils volés d’autres choses ?
- Tout ce qui était ancien ou en avait l’air… Ma collection de petits rouges, des articles de mercerie ancienne. Heureusement que les marquoirs du couvent du Saint-Sacrement n’étaient pas encore revenus de l’exposition parisienne.
- Oui, heureusement ! Je t’ai toujours dit que tu n’étais pas prudente de laisser des collections de valeur dans ta mercerie. Ta porte n’est pas assez sécurisée, tu n’as pas de système d’alarme comme les antiquaires. Et j’ai bien peur que mes cadres n’aient attiré des voleurs d’antiquités. Je suis vraiment navrée pour toi mais ne te fais pas de soucis pour mes broderies.
- Tu crois ? Je me sens si coupable. Tout ce que j’avais dans la boutique était bien assuré mais pas tes abécédaires… Et puis c’était des pièces uniques, de véritables créations.
Béatrice était au bord des larmes.
- Arrête de te miner avec ça. Je peux en refaire tant que je veux des marquoirs, et même des plus beaux, d’accord ? Ecoute, je rentre ce soir pour le week-end. On en reparle tranquillement chez moi à vingt heures, si tu es disponible. Viens avec Pierre, cela fera de la compagnie à Damien.


Les garçons avaient su détendre l’atmosphère en nous concoctant un petit apéritif maison. Heureusement car Béatrice était arrivée très tendue. Elle s’en voulait tellement. C’est vrai qu’elle avait été imprudente mais peut-être pas autant que moi qui était l’auteur de ces marquoirs de malheur.
- Violette, me supplia Damien de manière théâtrale, tu me promets de laisser tomber tes broderies, je ne tiens pas à retrouver l’appartement comme la mercerie de Béatrice !
- Tiens, tiens, s’étonna Pierre, je commence à me demander si ce n’est pas toi qui as engagé des voleurs professionnels pour t’en débarrasser…
Voilà qui fit sourire Béatrice.
- La prochaine fois, Damien, tu leur demandes d’y aller doucement sur le reste de la boutique. Les fils piétinés et les toiles déchirées, ils auraient pu s’abstenir. Enfin, cela aurait pu être pire. Ils auraient pu mettre le feu au magasin.
Oui, c’est vrai, les dégâts avaient été moins importants qu’en apparence et les choses dérobées avaient surtout une valeur sentimentale pour Béatrice. Elle avait commencé sa collection de petits rouges à l’époque où cela ne coûtait rien. Certains mêmes lui avaient été généreusement donnés. Elle avait une peine immense comme lorsque l’on perd des souvenirs de famille mais elle s’en remettrait vite.
- Si tu les as photographiés, suggérais-je, pourquoi ne pas les retranscrire en grille et les publier dans un livre comme Muriel Brunet ? Comme cela, tu auras moins l’impression de les avoir perdus. Je peux même te les rebroder.
- Comme tu es gentille mais je n’ai que de mauvais scans inexploitables. Tu sais, je préfère tourner la page. Je crois que je suis vaccinée des collections et que je n’achèterai plus jamais rien dans les vides-greniers.
- Quoi, s’exclama Pierre, qu’est-ce que j’entends ? Vite un médecin. Béatrice est en pleine dépression.
Cela dérida définitivement tout le monde et nous permit d’aborder le sujet du vol de mes créations de manière plus sereine. A la Police, Béatrice n’avait pas déclaré que les broderies dérobées ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des marquoirs anciens. Elle leur avait parlé de broderies reprenant des motifs traditionnels, sans mettre l’accent sur le fait que c’était sans doute eux que les voleurs étaient venus chercher. Elle avait bien fait. Si mes faux se retrouvaient un jour sur le marché des antiquités, je n’avais pas à en être responsable. J’étais une faussaire innocente victime de voleurs. Je n’avais rien à me reprocher.


Les mois passèrent et nous étions soulagées : aucun marquoir n’était réapparu sur eBay ou dans les ventes spécialisées. Je commençais à me dire que ma production était sans doute partie très loin. Peut-être au Japon. Des yeux bridés s’extasiaient peut-être à l’heure actuelle devant l’un de mes autels néogothiques au charme très français. Ou alors le commanditaire du vol conservait-il sa collection acquise malhonnêtement à l’abri des regards et des convoitises.
J’avais commencé une immense nappe avec différentes frises traditionnelles, m’interdisant désormais les abécédaires. Sans conviction, je prenais ma toile de lin chaque soir, surtout pour la détente que procurent les mouvements réguliers de l’aiguille. Et tout en brodant une guirlande un peu trop chargée à mon goût, j’imaginais toutes les belles lettres anglaises ou gothiques que j’aurais aimé faire naître sur mon tambour. Bientôt, je reprendrai ma toile Pénélope et j’inventerai à nouveau l’ouvrage de demoiselles imaginaires. Victoire, Berthe, Flore, Appoline... Tout un pensionnat. Il n’était plus question de me priver de ce plaisir.
J’avais prévu un peu à contrecoeur d’accompagner Béatrice au Salon de l'Aiguille (n’ayant plus guère d’intérêt pour la broderie) et finalement j’étais heureuse d’y aller. J’avais besoin de fils soyeux, d’écheveaux aux teintes subtiles, d’inspiration… J’imaginais déjà le plaisir que ce serait de cueillir un bouquet de nuances adapté à mes futurs projets. Pour l’instant, je ne voulais en parler à personne, pas même à Béatrice, mais elle avait vite compris dans le train qui nous menait à Paris, que mon enthousiasme cachait quelque chose.
- Je me demande Violette, ce qui te rend si gaie ! Tu n’aurais pas décidé de te remettre à tes marquoirs, par hasard ?
- C’est possible, répondis-je, énigmatique… Ce n’est pas un crime après tout.
- Bien sûr que non mais cette fois-ci, je ne les exposerai pas dans ma boutique.
- T’inquiète, je les garderai sous clé !


Comme une cuisinière qui fait son marché et qui ne sait pas encore ce qu’elle va mettre dans son panier ni quel plat elle pourra bien inventer avec les légumes de la saison, j’arpentais les allées de la salle d’exposition à l’affut d’un fil ou d’une toile.
J’avais perdu Béatrice qui connaissait beaucoup de monde et s’arrêtait à tout bout de champ pour discuter et admirer les nouvelles grilles des derniers créateurs à la mode. Quelle était la tendance actuelle ? Le rétro avait-il toujours la cote ? Je m’en moquais éperdument. J’avais terminé mes achats qui me semblaient fort raisonnables comparés à ceux des brodeuses que je croisais chargées comme des mulets. A croire qu’elles voulaient toutes ouvrir une mercerie, ma parole ! Dire que j’avais été comme elles il n’y a pas très longtemps, achetant plus de grilles que je ne pourrais jamais en broder en une seule vie.
Un peu anesthésiée par le bourdonnement de la foule et les douloureux piétinements, je paressais sur un stand d’antiquités, espérant que Béatrice finirait par me trouver là. Il y avait de très beaux ciseaux de Nogent (trop chers pour ma bourse, hélas), des fils anciens pas très connus, de la dentelle de Calais, des marquettes d’école, des broderies religieuses. Et au milieu de ce désordre de vieilles choses présentées de manière très étudiée, je le reconnus comme une mère reconnait son enfant : mon marquoir de Gilberte de Forcheville ! Comme il rendait bien dans ce joli cadre ancien. Il était plus vrai que vrai. J’en avais presque le souffle coupé.
- Puis-je vous renseigner, Madame ?
Submergée par des émotions confuses et contradictoires, je n’avais pas vu la jeune antiquaire s’approcher. Sa voix, pourtant très aimable, m’avait presque fait sursauter.
- Oh, non, merci, ce n’est pas nécessaire. J’admire simplement ce beau travail de broderie. Je ne suis pas collectionneuse.
- Dommage… C’est un de nos plus beaux marquoirs. Il a été brodé par une de mes aïeules.
- Ah oui ? fis-je, faussement enjouée. Je n’allais pas révéler à cette femme de mon âge que c’était moi, son ancêtre. Ni lui suggérer de lire Proust pour découvrir que Gilberte de Forcheville était la fille de Charles Swann et Odette de Crécy… Mon faux marquoir était quand même vendu 1400 euros ! Je ne sais pas où l’antiquaire l’avait acheté mais son mensonge m’empêchait de lui poser la question.
- C’est triste de vendre un souvenir de famille, lançais-je pour tester sa réaction.
- Oh, vous savez, j’en ai tellement que je ne peux tous les garder. Et puis c’est celui d’une ancêtre très lointaine.
J’étais persuadée que l’antiquaire savait qu’elle vendait un faux. Sinon, pourquoi cette invention de patrimoine familial ?
J’expliquais tout cela à Béatrice retrouvée à la cafeteria. D’après elle, cela ne prouvait rien. Il était très fréquent que les antiquaires en rajoutent un peu.
- Tu comprends, me dit-elle, cela donne une petite valeur sentimentale à l’objet. Cela fait toujours craquer les acheteurs. C’est beaucoup plus vendeur de faire croire qu’on connait l’histoire d’un meuble ou d’un trousseau. L’antiquaire a peut-être simplement acheté ton marquoir aux puces et elle a inventé cette histoire pour impressionner les clients.
- Ce qui me déçois le plus, fis-je un peu dépitée, c’est que tout le monde triche.
- En tout cas, il vaut mieux faire comme si tu n’avais rien vu.
Et c’est ce que je fis. Un peu attristée tout de même d’abandonner Gilberte de Forcheville sur le stand de l’antiquaire, je pris discrètement une ou deux photos souvenir avec mon téléphone portable. Je ne pensais pas retrouver la trace d’autres broderies. C’était déjà si extraordinaire d’être tombée par hasard sur l’une d’entre elles ! Et pourtant, je n’étais pas au bout de mes surprises.


Comme des fleurs qui éclosent soudainement au printemps, mes marquoirs réapparurent un peu partout ! En flânant sur eBay, il m’arrivait de retrouver certains de mes petits rouges. Les enchères commençaient même à s’envoler. Béatrice me signalait régulièrement des blogs sur lesquels elle avait repéré une des mes œuvres. C’était presque devenu un jeu pour nous quand je passais dans sa boutique. Elle allumait son portable et nous partagions nos découvertes dans le plus grand secret.
J’étais venue lui rendre une petite visite ce mardi matin et, la mercerie étant déserte, nous nous en donnions à cœur joie tout en sirotant un excellent Darjeeling.
- Tiens regarde celui-ci, dit Béatrice en cliquant sur un de ses marques-pages. Sylviane-doigts-de-fée l’a acheté ce week-end en Normandie. Je lui ai mis un commentaire pour lui demander si elle était bien sûre qu’il s’agissait d’un authentique. Et bien, elle a mal pris ma remarque, disant qu’elle savait reconnaître un marquoir ancien d’une reproduction.
- Il y en a même une qui, un jour, m’a dit qu’elle s’en moquait. Ce qui comptait pour elle, c’était d’y croire.
- Pourquoi pas ? Et je suppose que plus c’est cher, plus ça les aide à y croire.
Le lendemain, Béatrice m’envoya un message sibyllin pour me dire de me connecter sur le site des Alphabets d’autrefois ce que je fis immédiatement.
Pour la première fois, une de mes créations était proposée en grille. Magalie Prince, la créatrice des Alphabets d’autrefois avait acheté mon abécédaire d’Eugénie Tardieux et en avait retranscrit les moindres erreurs. Toutes les brodeuses s’arrachaient le modèle surtout depuis qu’un SAL organisé par une certaine Alice l’avait fait connaître. De blog en blog, je voyais le marquoir d’Eugénie prendre des couleurs, virer au bleu, au rouge, se répandre sur de la toile Aïda ou au contraire devenir une petite chose précieuse brodée en un fil sur un fil. Comparés à mon marquoir d’origine, toutes leurs versions avaient cependant l’air d’une reproduction. Béatrice avait raison, mes doigts seuls paraissaient capables de produire du vrai faux vieux ! Peut-être étais-je habitée par l’esprit de ces petites filles quand je prenais mon aiguille. Je commençais presque à trouver cela étrange, troublant. J’avais parfois l’impression d’être une passeuse…
La semaine suivante, Dorothée, une conservatrice que j’avais connue au musée des arts traditionnels, m’invita à passer la journée à Paris. Elle en profiterait pour me montrer le dernier chef d’oeuvre qu’elle avait trouvé et me donner un peu de travail. Elle collectionnait depuis quelques années toutes sortes de broderies du début du XIXe siècle et m’en confiait toujours le nettoyage et l’encadrement. Elle avait acheté au Salon de l'Aiguille, un marquoir très intéressant qui nécessitait des soins particuliers. Durant un instant, j’eus très peur qu’elle n’ait acquis celui de Gilberte de Forcheville ! Elle m’en présenta un autre mais je ne fus pas soulagée pour autant : il portait le nom de Xavière de Luce et était peut-être mon canevas le plus élaboré, brodé tout en soie. Je me souvenais parfaitement du plaisir que j’avais eu à broder le X très orné du prénom, le panier de roses blanches. J’avais eu du mal à les reconnaître car elles étaient très sales. On aurait dit que l’ouvrage sortait tout droit d’une poubelle. Il faisait vraiment peine à voir. Dorothée me proposa de l’emporter chez moi pour le restaurer à mon rythme, ce que fis avec bonheur. Même si c’était un peu cocasse de restaurer une de mes propres broderies, je pris ma tâche bien à cœur, oubliant parfois qu’il s’agissait d’une fiction du passé née de mon imagination. Et c’est bien l’unique fois, que je gagnai un peu d’argent grâce à un de mes marquoirs.


Je n’ai pas retrouvé toutes mes broderies, mais je sais qu’elles continuent à voyager loin de moi. Sans le savoir, vous en avez peut-être une dans votre collection. Je sens que vous commencez à douter. Cet échantillon brodé que vous avez acquis contre une petite fortune, les usures qui le magnifient à vos yeux sont-elles celles du temps ou celles du rêve ? Et si c’était une chimère, la fable d’une brodeuse passionnée, le songe éveillé d’une restauratrice pas comme les autres ? Tant pis, après tout. Peu à peu, vous arriverez peut-être à entendre les petites filles d’autrefois dialoguer avec celles que j’ai inventées, à les imaginer appliquées à copier un semblable modèle. Vous comprendrez alors que mes petites croix n’étaient pas une imposture….

(c) Hélène croix de lune, 2009

Dans la rubrique "salon littéraire", retrouvez les nouvelles précédentes mettant en scène Béatrice et d'autres brodeuses (Le fil d'Ariane, Le temps d'une ronde, Ad libitum).

mardi 7 juillet 2009

Les fils de la pleine lune


A nouveau la lune sera pleine dans le ciel cette nuit... et nos petits pots bien remplis.
Sorbet framboise ou glace berlingot ? A vous de choisir.
Bonnes vacances à toutes !